Comité de pilotage (1/2)

Publié le par thomas dellart

9h30. Le taxi me dépose au siège de la société, dans une zone industrielle de l’ouest parisien. Quadrillage de rues à angle droit, l’endroit est sans âme. La municipalité n’a rien trouvé de mieux pour donner un peu d’humanité que de nommer les avenues avec des noms de lieux qui font rêver: avenue des Tropiques, avenue de l’Océanie, avenue des Indes, avenue de la Laponie…. Evidemment, il eut été difficile, dans cette zone totalement artificielle, de trouver une rue des genêts, ou bien une rue de la fontaine, ou encore la montée du trot. Le ciel est dégagé, la journée s’annonce belle, au sens propre comme au figuré, car je vais la passer avec C. Enfin, plus exactement, je dois participer à une de ces réunions longues et ennuyeuses que l’on appelle pudiquement «Comité de pilotage». Le nom est judicieux, car bien entendu, leur déroulement est bien souvent incontrôlable. Heureusement, C. sera là.
J’entre dans un bâtiment qui pourrait revendiquer une lointaine paternité avec l’architecture soviétique des années 60. A l’intérieur, l’espace de travail est aménagé en open-space, avec sur les côtés, le long des fenêtres, les bureaux des managers. Je me dirige directement vers la salle de réunion, j’entre dans la salle, je sers quelques mains connues, je réponds par un sourire à ceux qui s’amusent de voir que «le provincial est monté à Paris», comme si ce bunker aménagé pouvait avoir quelque rapport avec la capitale emblématique des Lumières.... et devant moi, j’aperçois C.
Elle est tournée vers la machine à café. Ces cheveux remontés en chignon laissant apparaître sa nuque délicate lui donnent un air de Nicole Kidmann posant pour Chanel. Sa robe crème ajustée à la taille par une large ceinture noire met parfaitement en valeur sa silhouette, le tissu flotte un peu laissant juste deviner la rondeur de sa poitrine. Elle se retourne, me voit, me sert un café accompagné d’un large sourire. Un sourire particulièrement accueillant. Je recule d’un pas. Pourquoi dois-je m’empresser de mettre de la distance justement au moment où je la sens si proche?

Nous sommes nombreux à cette réunion. Au moins quinze personnes s’affairent autour de la table. Il y a là plusieurs représentants de la prestigieuse SSII qui tentent vainement depuis quelques mois de nous faire passer de l’âge de pierre au monde féerique du tout numérique. De jeunes cadres encore dynamiques tout juste sortis de leur école de commerce se chargent d’occuper l’espace et le temps par leurs questions oiseuses. Et puis l’ancien du SAV qui en a vu d’autres, et qui maintenant fait un peu ce qu’il veut. Je constate qu’avec ce dernier, nous sommes les deux seuls à ne pas porter de cravate. Je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours fait un rapprochement entre la cravate et la longe de la chèvre de monsieur Seguin. Cette biquette qui rêve de découvrir la montagne, de gambader dans la bruyère, de rompre cette maudite corde qui lui écorche le cou. Mais il y a le loup. Faut-il qu’ils aient peur de ce loup pour accepter, comme cela, d’être ligotés par leur cravate?
Les ingénieurs de la SSII nous présentent l’avancement de l’implémentation de leur logiciel PLM (Product Life Management pour les non initiés). L’outil a pour but de gérer de A à Z l’évolution des produits, de la phase développement jusqu’à la fin de son cycle de vie. C’est un moyen fort commode pour partager l’information, de dérouler des workflows. Les consultants sont sûrs d’eux. Visiblement, leur numéro est bien rôdé: je pense même que cette représentation n’est pas leur première. Ils doivent jouer un spectacle identique devant tous leurs clients. Justement, la discussion est animée au sujet de ces fameux workflows. Il leur est reproché de ne pas être venu faire un premier diagnostic de notre organisation. Leur vision de notre fonctionnement est pour le moins caricaturale.
Leur chef de projet nous répond alors, avec un sourire hypocrite qui ne me rassure pas vraiment:
Mais ne vous inquiétez pas. Nous avonsl’expériencedes sociétés industrielles comme la vôtre. Nous avons déjà mis en place notre logiciel chez Astronav, une compagnie que vous connaissez bien. C’est normal qu’au début un temps d’adaptation soit nécessaire. C’est ce que nous appelons la courbe d’apprentissage. Rapidement, tout va rentrer dans l’ordre.

Je comprends surtout que leur méthode est standardisée à l’extrême. Ils ne savent pas ce que nous faisons, ni comment nous le faisons, mais ils vont tout de même nous apprendre à le faire mieux. D’ailleurs, ce que nous faisons ne les intéresse pas. Seul les intéressent le nombre de postes, la volumétrie des données, le temps imparti à la «migration». Finalement, comment un opérationnel va pouvoir utiliser ce jouet magique leur est complètement étranger.
Au téléphone, un de mes collègues du service informatique m’avait déjà expliqué la situation. En haut lieu, la consigne a été des plus claires: on fait comme chez Astronav, et surtout, on ne développe rien de spécifique pour ne pas alourdirles coûts. Et puis ce produit est très demandé. Les cabinets qui les mettent en place sont en surchauffe, et après nous, l’équipe qui nous est dédiée a déjà d’autres missions planifiées pour l’année à venir. Alors tu penses qu’ils vont tout faire pour que l’on tienne les délais. Et puis, de toute façon, maintenant que le contrat est déjà signé…

Et moi d’observer C. Son port altier, ses boucles blondes, ses longs cils,… tiens, je remarque qu’aujourd’hui, elle s’est maquillée de manière particulièrement sophistiquée. Ses épaules de danseuse, puis ses bras dorés. Sa moue de petite fille studieuse lorsqu’elle n’a pas l’air contente. Et elle va le faire savoir:
- Non mais attendez, je crois que vous ne comprenez pas bien ce que nous sommes en train de dire. Aujourd’hui, vos fameux workflows ne fonctionnent pas, un certain nombre de modifications ont été égarées, les équipes des études perdent un temps fou à chercher l’information correcte car lors de la migration, les plans n’ont pas été référencés en respectant la hiérarchie de l’ancien système, et j’en passe et des meilleures. Si rien n’est fait rapidement, nous courrons à la catastrophe!
Toujours cette énergie, ce caractère de Don Quichotte, volontaire, parfois exubérant, capable d’affronter ce genre de situation avec finesse et fermeté. Dans cette réunion, ces jeunes consultants un peu naïfs n’ont visiblement pas bien regardé où ils avaient mis les pieds. L’un d’entre eux essaie alors de répondre maladroitement:
Mais ce ne sont que des détails, tout va rentrer dans l’ordre, comme chez Astronav.
Justement, chez Astronav, les dossiers sont plus simples. Ils n’ont que trois niveaux de nomenclature, alors que sur certains de nos produits, nous en avons sept. Visiblement, votre logiciel n’est pas bien adapté pour ces évolutions en cascade, et c’est ce qui explique que les gens perdent du temps. Votre concurrent avait bien compris notre spécificité, et l’avait étudié en détail. Il va donc falloir trouver une solution pour nous simplifier la vie. Ce n’est tout de même pas à nous d’adapter notre organisation en fonction du bon vouloir de votre logiciel.
Le jeune dogmatique était déjà moins fier. Le regard torve de ceux qui n’aiment pas être pris en défaut, il concéda qu’il allait étudier la question avec ses équipes.

Je me souviens de notre appelde la semaine dernière : elle me demandait mon avis sur ce fameux logiciel. Le sujet était particulièrement sensible, car elle voyait bien qu’un conflit se profilait. Mais elle ne savait pas comment aborder le problème sans se mettre toutes les équipes à dos. Après l’avoir écoutée, je lui donnai ma vision des choses. Notamment le fait que les consultants n’avaient pas suffisamment étudié nos processus internes. La suite était facile à imaginer: l’outil avait été implémenté tel quel, sans tenir compte de nos spécificités de fonctionnement. Nous convînmes alors de jouer sur la rivalité: leur concurrent avait étudié notre fonctionnement, et semblait proposer une solution plus adaptée. Je sentis à sa voix enjouée qu’elle avait apprécié notre brainstorming improvisé.
«Tu sais que je t’aime, toi» déclara-t-elle spontanément. Après un instant de surprise, un silence pesant s’installa. Elle s’empressa de le dissiper à l’aide de son rire.

Comme la rose du petit prince, je crois qu’elle m’a apprivoisé.
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